Jean-Thomas Bonnemain adhère à la Société des Amis des Noirs et des Colonies fondée à Paris en 1788. Elle dénonce les iniquités qui s’exercent contre la race noire depuis des siècles, affirmant que les Africains sont égaux aux blancs en « qualités morales ». Elle prône l’extension des Droits de l’Homme au bénéfice des « peuples primitifs ». Mais, ambiguïté d’une époque, elle n’est opposée ni à la conquête territoriale, ni à la colonisation : Mirabeau membre fondateur de la société s’adressant aux riches planteurs parle « des instruments animés, des machines humaines de vos ateliers ». S’il réclame « la suppression immédiate de la traite », l’enfant de Bucey pas plus que les autres membres de la Société des Amis des Noirs n’est opposé à la colonisation. Coloniser l’Afrique doit être un acte profitable aux populations africaines elles-mêmes. « … ne serait-il pas juste, intéressant, de laisser en Afrique les hommes que la divinité y a placés, et leur apprendre à cultiver une terre dont ils feraient sortir des trésors ». Mais aussi, avantages industriels et commerciaux, l’Afrique doit être un grenier et un marché pour la France (5)
Dans ces extraits d’un ouvrage qui paraît alors que la Révolution institue les Droits de l’Homme et du Citoyen, ne peut-on peut lire, en filigrane, ce constat et cette mise en garde :
- « Vous, les colons, vous venez d’une nation qui s’est insurgée contre une société que vous avez voulu transformer. Vous avez réclamé la liberté, l’égalité. Ces nègres qui travaillent pour vous sous la contrainte, craignez qu’un jour ils ne vous le fassent payer très cher … »
Je me suis permis de souligner quelques phrases qui disent cela avec force.
« L’esclavage, père des crimes, est la ruine des nations ;
Et la liberté, mère des vertus est la boussole d’un bon gouvernement et la gloire des empires. »
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« - N’est-il pas vrai que dans les colonies les gens libres ne font en général que le dixième de la population ?
-Oui
-N’est-il pas vrai que de tout temps, ils ont fait des efforts pour briser leurs chaînes à force ouverte ou par le poison?
-Oui
-C’est moi qui réponds ; parce qu’on ne peut contester ces faits.
Les nègres connaissent donc leur droit, leur force. Et aujourd’hui que la tyrannie est poursuivie jusques dans ses derniers retranchements. Aujourd’hui que les peuples civilisés prennent l’attitude qui leur convient; aujourd’hui que vous, les colons, avec donné d’indiscrets exemples d’insurrection à vos esclaves; que vous avez remué dans leur cœur le germe de la liberté que la nature y a placé, le germe qui se développe rapidement, une fois que le vase qui le contient est échauffé; aujourd’hui qu’ils entendent dire à chaque instant que tous les hommes sont égaux, que la nature ne fait ni maîtres ni esclaves; qu’ils savent qu’une partie de leurs frères ont été rendus libres par les quakers; que pouvez-vous attendre de malheureux qui gémissent sous votre oppression ? Croyez-vous que le fouet, le fer, la torture les retiendrons? Non. Plus vous les traiterez inhumainement, plus vous accélèrerez leur insurrection; plus vous les aigrirez contre vous, plus vous aurez à redouter leur colère, leur vengeance. Nos maîtres, diront-ils, s’ils sont à nos yeux des colosses, c’est parce que notre tête est à leurs pieds ; c’est alors que se relevant avec cette juste pensée ils briseront leurs chaînes ; et les foulant aux pieds avec le sentiment de l’indignation, ils crieront d’une commune voix : Nous sommes libres parce que nous le voulons.
Ô colons, réfléchissez-bien sur la conduite que vous avez à tenir. Sachez que l’esclavage conseille sans cesse la révolte; que la nature parle un langage bien plus haut que votre intérêt ; elle plane par-dessus toutes les combinaisons de la lâche politique. Cessez de croire que vos esclaves fléchiront éternellement le genou devant leurs tyrans. Craignez qu’ils ne vous chargent des chaînes que vous leur faites traîner, ou tout du moins qu’ils abandonnent vos cultures pour ne vivre qu’à leur volonté.
Colons, au nom de votre intérêt, de votre conservation, de celle de votre famille, ouvrez les yeux, je vous en conjure. »
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Dans la ligne de ce court extrait, les « moyens de restituer graduellement aux hommes leur état politique » constituent un long plaidoyer philosophique et moral qu’il faut, pour en apprécier le mérite, replacer dans son contexte.
L’analyse de son programme en révèle à la fois la hardiesse, le réalisme et une certaine naïveté.
S’il pêche quelque part c’est lorsqu'il aborde les moyens économiques et financiers. Il procède par « suppositions ». Le révolutionnaire cède la place à un comptable dont la prospective, à distance, semble peu convaincante.
Qu’ajouter en guise de conclusion ?
Jean-Thomas Bonnemain, homme de son temps - homme de notre temps? - se veut raisonnable. Réclamer pour les noirs une liberté entière sans restriction ? « C’est ainsi que l’on donne dans les extrêmes. » écrit-il.
Il revendique une autre politique à court puis à plus long terme :
-« Pour moi, mon système est d’abolir immédiatement la traite, et de détruire graduellement l’esclavage … » Mais - peut-on dire effrayé par sa propre audace - il ajoute, tempérant ainsi son propos : « en conciliant l’intérêt des maîtres avec celui des esclaves »
Jean-Thomas Bonnemain ne se veut pas philosophe en chambre, enfermé dans son quotidien. Est-ce déjà un journaliste qui prévient dans un court avertissement :
-« J’ai visité les colonies Françaises, Espagnoles, Anglaises. Affligé des cruautés qu’on exerce sur mes semblables, je m’étais promis de déchirer le voile tissu par la cupidité. »
Il a vu. Il a entendu.
Objet de pressions lorsqu’il décide de communiquer son écrit « à des hommes vertueux qui approuvèrent l’ouvrage », il lui faut en différer la publication :
-« Le colon partial tenait pour infâme tous ceux qui écrivaient pour les nègres, la prudence me fit retirer mon ouvrage ; je voulu (sic) laisser calmer les esprits. »
Un constat qui nous renvoie comme un écho à une époque moins lointaine…
L’ouvrage dont j’ai cité un extrait a été réédité.